II

Il se réveilla à dix heures du matin. Il portait son pyjama et se tenait couché sur le dos, dans le lit. Il était fatigué, il avait faim. Et puis, il avait honte. Honte de quoi ? D’être un pleutre ?

Il se leva et se dirigea d’un pas hésitant vers l’unique porte de la pièce. Au tiers de la hauteur avait été pratiqué une sorte de guichet. Il en ouvrit le battant et un plateau chargé de nourriture et de lait s’avança vers lui. Il prit le plateau et referma le guichet. Puis il alla déposer le plateau sur une petite table pliante et s’installa sur une chaise. Tout en mangeant ses œufs au jambon, son toast beurré et son pamplemousse, il se demanda ce qu’il aurait mangé s’il avait laissé la nouvelle forme prendre le dessus. Quand on est un être privé de bouche et d’organes digestifs, de quel type de nourriture a-t-on besoin ? De quel combustible ?

Il n’y avait qu’une façon de le savoir, mais c’était une façon qu’il refusait. Du moins, le croyait-il.

Il se souvint alors qu’il aurait dû se demander pourquoi il donnait le nom de réalité à cette mutation. Jadis, il aurait pensé qu’une telle chose était impossible. Il fallait être fou pour croire sincèrement qu’on pût changer de forme. Mais aujourd’hui, l’univers lui paraissait aussi malléable que son propre corps.

Il reposa le plateau devant le guichet et se rendit dans la salle de bains. Ensuite, il se dirigea vers le placard sans porte et troqua son pyjama contre des vêtements. Avant, il se changeait dans la salle de bains, où il espérait ne pas être observé. Il s’en moquait bien, à présent, même si c’étaient des femmes qui le surveillaient. Et cela signifiait qu’il était transformé, non seulement dans son corps, mais aussi dans ses attitudes. Avant de venir ici, il ne se serait jamais dévêtu devant une femme. Même lorsqu’il se couchait aux côtés de son épouse, il éteignait la lumière pour quitter ses vêtements, afin qu’elle ne le vît jamais nu.

Cela lui rappela quelques-uns de ses rêves. Il avait cinquante-quatre ans, non, cinquante-cinq, et sa sexualité était encore assez vive. Il insistait toujours pour que Mavice le soulage au moins trois fois par semaine. Cela lui importait peu de savoir si elle était malade ou peu disposée à le faire. Il était de son devoir de s’occuper de lui. Normalement, Mavice se montrait soumise, mais il lui arrivait également de se plaindre ou de lui montrer par un silence obstiné qu’elle n’était pas contente.

Il ne s’adresserait plus à Mavice au cas où il aurait besoin de se soulager à nouveau. Elle le haïssait, bien qu’il dût reconnaître qu’elle n’avait pas tout à fait tort. Mais lui aussi la haïssait. Peut-être parce qu’une partie de la haine qu’il éprouvait pour elle s’adressait en fait à lui. De la haine, ou du mépris. Cela ne servait plus à rien de penser à tout cela. Ces choses appartenaient à un passé qui lui semblait encore plus étrange que le présent.

Quel couple de misérables !

« Des faucons pris aux rets », voilà comment Tincrowdor les avait décrits, un jour. C’était certainement une citation tirée d’un poème ou d’un roman ; une phrase sur deux qu’il prononçait était une citation, comme s’il ne parvenait pas à forger ses propres expressions. Tincrowdor s’était ensuite repris : « Non, pas des faucons. Des vautours, plutôt, des vautours pris aux rets. Ou des hyènes. Ou des rats dans un trou empli de cyanure. »

Il avait également haï Tincrowdor. Rien d’étonnant à ce que l’autre redoutât de se trouver en face de lui. Il était toutefois difficile de lui en vouloir. Pourquoi Tincrowdor aurait-il risqué d’être foudroyé ?

Sa sexualité n’avait pas été réfrénée quand la porte de la cellule s’était refermée sur lui. Il serait devenu complètement fou de désir s’il n’y avait eu ces rêves. Il s’endormait, et il voyait la cité resplendissante se dresser de l’autre côté de champs couverts de fleurs rouges. Il pouvait les traverser à quatre pattes. Il était une créature mi-humaine et mi-féline. Un léocentaure. De sexe féminin. Il avait un magnifique visage humain, des épaules et des bras blancs et des seins splendides. Sous le torse de femme, le corps était celui d’une lionne. Une odeur étrange, puissante, s’échappait de lui, ou plutôt, d’elle. Son organe sexuel pulsait de désir. Il – elle – était fou – folle – de désir, mais, être sensible, il – elle – parvenait plus ou moins à se maîtriser.

Et puis, un grand léocentaure mâle bondissait dans les champs, avant de s’accoupler avec lui – avec elle.

Quelle différence quand on possédait huit cents livres de muscles félins, une fourrure luisante, une queue, quatre pattes et deux mains !

Eyre frissonna au souvenir de cette extase, bien supérieure à tout ce qu’il avait pu connaître lorsqu’il était un homme. Il éprouva aussi une certaine honte, qui disparut peu à peu, avec les heures du jour.

Il ne parvenait pas à comprendre pourquoi il s’éveillait avec un pyjama poisseux, alors qu’il était de sexe féminin. Mais les orgasmes féminins qui le ravageaient en rêve trouvaient leur équivalent dans les orgasmes masculins de son corps humain. Son corps ou sa forme.

Il y avait d’autres rêves, des rêves où il était un petit corps pourvu d’une carapace rigide, capable de voler dans les airs, mais aussi dans le néant où les étoiles étaient les seules sources de lumière. Il voyait les étoiles, ou plutôt, il les sentait d’une manière parfaitement incompréhensible. Cette « vision » était bien supérieure à toute « vision » oculaire.

Est-ce que la petite brique jaune de son cerveau était porteuse de souvenirs ancestraux ? Des souvenirs qui ne pouvaient lui être transmis qu’en état de rêve ?

Il n’en savait rien. Il y avait tant de choses qu’il ne parvenait pas à expliquer. Par exemple, la chose qui était en lui pouvait tuer ou guérir les êtres humains. Si elle voyait un malade ou un handicapé, elle le guérissait. Si elle se croyait menacée, elle le tuait. Paul Eyre était l’intermédiaire par lequel cette chose pouvait agir, mais il n’avait aucun moyen de pression sur elle.

Pourtant, le jour où il s’était rendu à la chasse et où il avait tiré sur l’espèce de soucoupe volante, elle ne l’avait pas tué. Pourquoi ? Elle ne l’avait pas tué non plus quand il l’avait recherchée dans les bois. Elle ne pouvait douter de ses intentions.

Il était certain de l’avoir blessée. Comment aurait-il pu expliquer autrement la brume jaunâtre qui s’en était échappée ? Les plombs avaient dû produire en elle une sorte d’ouverture.

Était-ce bien certain ? Tincrowdor avait parlé de frai ou de spores. Le nuage était composé de minuscules objets pareils à du vif-argent, la progéniture de la soucoupe. Il était pratiquement certain que quelques-uns d’entre eux avaient pénétré dans le corps de Paul Eyre, par le nez ou par les pores de la peau. Ils s’étaient changés en millions de briquettes jaunâtres qui avaient envahi ses cellules sanguines et ses tissus. Ils les avaient toutes rejetées, à l’exception d’une seule, qui s’était logée dans son cerveau. Quelle que fût la façon dont il les avait expulsées, les autres briques n’avaient touché aucun être humain. Elles avaient dû mourir entre-temps.

Dans les bois, il avait vu la soucoupe volante, et il avait également vu le léocentaure femelle, cette créature d’une surprenante beauté. Ce n’est qu’aujourd’hui qu’il comprit que c’était une autre forme de la soucoupe.

C’était une idée qu’il pouvait admettre, puisqu’il le fallait. Mais pourquoi cette chose ne l’avait-elle pas tué par la pensée ou par les autres moyens dont elle disposait ?

Il comprendrait certainement s’il acceptait de devenir pareil à une soucoupe.

Tincrowdor devait avoir une opinion là-dessus. Tincrowdor était un spécialiste de science-fiction. Quand Eyre lui avait raconté ce qui s’était passé dans les bois, Tincrowdor avait émis un certain nombre d’hypothèses assez plausibles. Eyre avait le sentiment que Tincrowdor était, d’une manière ou d’une autre, très proche de la vérité.

Il poserait la question à Tincrowdor.

Deux jours plus tard, l’écran de télévision en circuit fermé s’alluma, et un visage large et rougeoyant apparut. Paul Eyre mit bien une minute à le reconnaître. Tincrowdor portait une barbe rousse et blanche en broussaille, ses yeux étaient cernés de noir. On aurait cru qu’il s’était laissé pousser la barbe pour ne pas être reconnu de la Mort.

— Salut, Paul, dit-il. Je suis venu par avion, mais on m’a obligé à voyager en seconde. J’ai dû payer, pour avoir du champagne.

— Écoute, dit Eyre, les autres croient peut-être que je suis dingue, mais cela ne fait rien. Ce n’est pas leur opinion qui fera évoluer ma situation.

Il s’arrêta un instant, puis dit :

— La nuit dernière, j’ai failli me transformer en soucoupe volante.

Station du cauchemar
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